A vos chiffons ! Les chants et libations de Pourim ont eu pour vertu de nous faire oublier le vertige du grand nettoyage précédant la sortie d’Egypte. Mais le calendrier est impitoyable, il a ses échéances qu’il nous faut respecter. Néanmoins, entre deux coups de balai et un coup de cafard consécutif aux travaux forcés, il est recommandé de respirer à fond et de prendre un temps de réflexion pour relire les sources de la fête, cela faisant aussi partie des préparatifs requis par la Halacha.
Ainsi cette petite phrase qui est comme le leitmotiv de la fête : « Il nous a fait sortir avec une main forte et le bras tendu ». Nous savons tous ce que sont une main forte et un bras tendu. Et pourtant ! La main forte signifie à la fois une contrainte et un soutien. Il aura fallu faire preuve de poigne et de fermeté pour faire d’un peuple d’esclaves soumis une communauté d’hommes et de femmes libres, prêts à écouter les paroles libératrices du Sinaï. La main forte nous contraint à nous libérer de toutes les idoles d’or et d’argent, de la fascination pour la force et le pouvoir, et de la tentation d’exploiter le serviteur, la servante, l’étranger ou l’animal. Elle nous impose de ne pas abandonner un parent dont les forces déclinent et de ne pas nous approprier le bien du prochain même et surtout si la force est de notre côté. Il faut cette violence divine pour nous libérer de la tentation de la violence.
Mais qu’en est-il du bras tendu ? Est-ce la main de Moché qui fend la Mer des joncs pour les Hébreux, ou les bras du prophète levés vers le Ciel lors de la guerre contre Amalek ? D’autres images me viennent à l’esprit, d’une actualité douloureuse et brulante.
La première ne figure pas dans la Haggada, mais elle est gravée dans notre mémoire. Il s’agit d’un enfant hébreu que ses parents durent abandonner dans un berceau flottant sur le fleuve. La fille du Pharaon, venue se baigner avec ses servantes, alertée par les cris de l’enfant, vit cet objet étrange, « elle étendit son bras et le prit «. Le texte dit littéralement : elle « envoya « son bras. Selon le Midrach rapporte par Rachi, il fallut un miracle pour que sa main atteignit le coffret avec sa précieuse cargaison. Cette élongation du bras peut signifier la distance quasi infranchissable qui sépare l’oppresseur de sa victime et empêche le plus souvent la main du violent de se transformer en main secourable. Quelle force morale et quel courage furent alors nécessaires pour franchir cette distance et pour rendre à la vie l’enfant que sa naissance vouait à la mort ! Cet enfant, nous le savons, porte le nom que lui donna la fille du Pharaon : « Et elle le nomma Moché car je l’ai tiré- mechitihou -des eaux »
Les fleuves de l’histoire charrient le sang des innocentes victimes qui ont dû fuir la main forte de leurs persécuteurs, et les bras trop rarement tendus pour les secourir témoignent de ce qui reste de la solidarité humaine dans un monde en proie aux démons de la violence aveugle.
Comment, en écrivant ces lignes, ne penserai-je pas au garde-frontière suisse dont j’ignore le nom, qui par une glaciale nuit d’hiver, en pleine guerre, tendit la main à mes parents alors qu’ils venaient de franchir illégalement la frontière pour échapper aux gendarmes français ? Je lui dois la vie, ainsi que celle de mes enfants et petits- enfants.
Rabbi Nachman de Breslav enseigne que l’essence de la mémoire consiste à garder l’espoir en le monde qui vient. Ce n’est pas la mémoire de nos souffrances passées qui hâtera sa venue mais l’ouverture de nos cœurs a ceux qui nous sont envoyés par la Providence pour prouver que la leçon d’Abraham ouvrant sa tente aux étrangers venus du désert n’est pas tombée dans l’oreille de sourds. C’est ainsi que les souffrances passées prennent un sens.
Le Talmud raconte au début du traité Berachot que Rabbi Yochanan vint rendre visite à Rabbi Eliezer souffrant. Il le trouva couché dans une pièce obscure. Il découvrit alors son bras et la pièce s’emplit de lumière. Il vit que Rabbi Eliezer pleurait : « Pourquoi pleures-tu, lui demanda –t-il ? » Et le malade de répondre : «je pleure en voyant ta beauté destinée à pourrir dans la poussière. » Et Rabbi Yochanan : « Si telle est la raison de tes larmes, il y a de quoi pleurer ». Et ils pleurèrent tous deux. Et comme il se souvenait du but de sa visite, Rabbi Yochanan demanda : « Ta souffrance t’est-elle précieuse ? » Réponse de Rabbi Eliezer : « Ni elle, ni son salaire ». Rabbi Yochanan lui tendit la main et le releva.
C’est en prenant conscience de sa propre vulnérabilité que Rabbi Yochanan a pu transformer son bras qui rayonnait de beauté en un bras secourable tendu vers autrui. La beauté et la force sont éphémères, seule la mémoire de la compassion nous ouvre l’avenir.
Les travaux de nettoyage nous rappellent, le temps de la réflexion est passé, aura-t-il laissé des traces ? L’avenir nous le dira.
Rav Daniel Epstein