Depuis le coup d’État raté en Turquie, les spéculations vont bon train concernant une implication des services secrets russes qui auraient averti Erdoğan.
Des sources turques ont prétendu qu’Erdoğan avait préparé d’avance la liste de ceux qu’il voulait faire incarcérer, ranimant ainsi la théorie du complot selon laquelle Erdoğan aurait orchestré un faux coup d’État pour se débarrasser une fois pour toutes de ceux qu’il perçoit comme nuisibles à sa dictature.
J’examine dans cet article, avec l’aide de plusieurs experts, les relations de la Turquie avec Moscou, puis la théorie selon laquelle les services secrets russes auraient averti Erdoğan qu’un putsch était en préparation.
Pour finir, je fais le point sur les conséquences possibles du putsch raté sur les relations des Russes avec les protagonistes du Moyen Orient.
1 – Les relations avec Moscou
Pour s’y retrouver dans les relations entre Erdoğan et Poutine, il est nécessaire de rappeler certains faits de l’histoire récente.
Les militaires russes sont intervenus dans la guerre civile syrienne en Septembre 2015, répondant à une demande officielle d’aide de la part du gouvernement syrien afin de lutter contre les rebelles et les groupes djihadistes.
L’intervention russe a consisté en frappes aériennes principalement dans le nord-ouest de la Syrie contre les groupes militants opposés au gouvernement syrien, contre la Coalition syrienne nationale, contre l’État islamique (ÉI), et contre le Front al-Nusra (lié à al-Qaïda).
Des conseillers militaires et des opérations spéciales des forces russes étaient stationnés en Syrie.
L’objectif des Russes était d’aider le gouvernement syrien à reprendre des territoires aux divers groupes d’opposition, y compris l’ÉI et les groupes soutenus et armés par les États-Unis.
Le 24 novembre 2015, les forces aériennes turques ont abattu un bombardier russe Su-24 à 30 km de la frontière turco-syrienne.
Ankara a alors déclaré que le bombardier russe avait violé son espace aérien.
Les deux pilotes de l’appareil détruit ont réussi à s’éjecter. Toutefois, l’un des deux pilotes, Oleg Pechkov, a été abattu pendant sa descente en parachute par des combattants turcs.
Cet incident a provoqué une brusque dégradation des relations entre la Turquie et la Russie.
Plutôt que de répliquer militairement (tombant ainsi dans le piège d’Erdoğan), Poutine a réagi calmement, mettant en suspend le régime sans visas entre les deux pays puis il a riposté en infligeant une série de sanctions économiques à l’encontre de la Turquie et en gelant plusieurs projets bilatéraux.
Erdoğan a refusé de s’excuser, pensant qu’il aurait l’appui des États-Unis et que l’OTAN dont la Turquie est membre viendrait à sa rescousse. Ce qui ne s’est pas matérialisé.
Par la suite, Moscou a adopté d’autres mesures de rétorsion comprenant entre autres un embargo sur l’importation de fruits et légumes turcs, l’interdiction pour les employeurs russes d’embaucher des travailleurs turcs, l’interdiction des vols «charter» vers la Turquie et la vente de voyages vers ce pays par les tour-opérateurs russes.
Ces mesures de rétorsions ont fait très mal à l’économie turque.
Étant donné la détérioration des relations avec Bruxelles concernant la question des réfugiés, le devoir de la Turquie de contenir le flux de migrants partant pour l’Europe, le problème de la compensation versée à Ankara [pour les réfugiés], la sortie de la Grande-Bretagne de l’UE, précisément liée à l’afflux des migrants et le refus d’accepter Ankara au sein de la famille européenne commune, Erdoğan n’avait plus le choix.
Après avoir cherché, en vain, des alliés en misant sur les divergences entre l’Union européenne et la Russie, il a fini par plier devant Poutine.
Erdoğan a présenté ses excuses pour la destruction du bombardier Su-24 dans une lettre adressée à Poutine et publiée par le Kremlin le 27 juin dernier.
Après avoir vécu dans les six derniers mois précédents, une série d’attentats commis par les combattants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et essuyé de nombreuses accusations de violation des droits de l’homme et des minorités sexuelles turques, Erdoğan n’avait pas le choix et devait régler la situation au moins sur l’un des nombreux fronts.
Grâce à ses excuses, il espérait pouvoir reprendre rapidement les projets conjoints avec Moscou. Ces projets concernent la reprise du tourisme, la levée des sanctions sur les produits agricoles, la poursuite de la construction d’une centrale électrique dans le sud de la Turquie valant plus de 20 milliards de dollars, ainsi que le projet de gazoduc Turkish Stream.
2 – Les services secrets russes ont-ils alerté Erdoğan ?
D’après Nicolai Starikov du Russia Insider, il s’agit du seul scénario possible: Erdoğan a échappé aux putschistes et a réagi rapidement parce qu’il avait été prévenu à l’avance de l’éventualité du coup d’État.
Mais, s’interroge Starikov, qui aurait été à la fois désireux et capable d’alerter Erdoğan?
« (…) Il y avait plusieurs possibilités :
1. Les services spéciaux turcs. Mais eux n’auraient averti personne, et d’ailleurs, on ne sait pas de quel côté ils sont.
2. Les États-Unis auraient prévenu Erdoğan? Mais les États-Unis ont toujours appuyé les militaires qui tentaient de prendre le pouvoir en Turquie.
La Turquie n’ayant jamais essayé de quitter l’OTAN et étant toujours resté fidèle aux États-Unis, procéder à un coup d’État sans le feu vert de Washington conduisait forcément à un échec.
Quand on considère qui d’autre aurait pu aider Erdoğan, on ne trouve pas beaucoup de services de renseignement dans le monde – suffisamment sérieux.
Le Mossad? C’est pratiquement une filiale de la CIA; en outre, Israël ne poursuit pas des politiques contraires à l’Amérique. Et pourquoi Israël voudrait-il aider l’islamiste Erdogan? Le MI6? Lui aussi est pratiquement une filiale de la CIA, compte tenu de la politique étrangère américano-britannique commune.
La France ou l’Allemagne? La première ne peut même pas se défendre elle-même (NDT: belle opinion que les Russes ont des services secrets français!). La seconde n’existe pas vraiment à l’échelle mondiale.
Qui d’autre? La Chine? Cela n’entre pas dans son jeu et Erdoğan n’est en aucun cas « leur genre ».
Qui reste t-il? Qui est à gauche (NDT: sic)? Qui a le pouvoir nécessaire, et qui est intéressé par un certain scénario en Turquie?
La Russie.
C’est donc la Russie qui a prévenu Erdoğan du coup d’État imminent.
Nous avons beaucoup de touristes qui vont et viennent en Turquie, sans inquiétude.
Nous avons établi le schéma des terres et de l’espace topographique turcs depuis l’époque soviétique. Et la Crimée est à proximité.
La dernière question consiste à se demander pourquoi la Russie aurait décidé de prévenir Erdoğan du coup d’État?
Son comportement actuel montre qu’il est reconnaissant à la Russie. Il exige des États-Unis l’extradition de Gulen (qui n’a pas du tout participé au putsch), mais il conserve une attitude pacifique envers la Russie.
Erdoğan est-il un ami de la Russie? Bien sûr que non. Il est notre ennemi. Mais aujourd’hui, il est en colère contre les États-Unis et «l’ennemi de mon ennemi est mon ami ».
Pour la Russie, un Erdoğan en colère contre les États-Unis est bien préférable à un militaire imprévisible pro-américain dans la guerre syrienne.
Au moins maintenant, Erdoğan est endetté envers nous et les putschistes le sont envers la CIA. Cela ouvre de nouvelles possibilités pour nous dans le jeu complexe de la politique internationale.»
Norman Bailey (Globes du 27 juillet) traite prudemment cette hypothèse d’un avertissement des services secrets russes :
«Puissance militaire sunnite prééminente dans le Moyen-Orient, la Turquie, s’est mise temporairement hors jeu. Au fur et à mesure que la perception du coup d’État manqué devient plus claire, il semblerait que les Russes auraient peut-être mis en garde le régime d’Erdoğan contre ce coup d’État imminent, ce qui aurait provoqué sa précipitation, sa mise en oeuvre plus tôt que prévu et son échec final.
Il semble en effet, qu’Erdoğan a accusé l’«État parallèle» guléniste d’être l’auteur du putsch auquel se sont vigoureusement opposés, non seulement les partisans du régime, mais la majorité des Kémalistes dans les forces armées.
Si c’est le cas, cela expliquerait comment il se fait que tout d’un coup Erdoğan et le leader des républicains kémalistes soient devenus des alliés, après des années de détestation mutuelle. »
Owen Matthews (Newsweek, 28 juillet), quant à lui, est carrément sceptique.
«Certes la Russie s’est fait un point d’honneur de mettre en valeur l’ensemble de sa nouvelle technologie militaire la plus sophistiquée en Syrie. Les Russes y ont déployé des missiles de croisière et des hélicoptères de combat Ka-52 Alligator, ainsi que des chars T-90M.
Et les services secrets ne font pas exception.
Dès février 2014, Osnaz (le service des «tâches spéciales» de l’agence de renseignement électronique radio (GRU)), a aidé l’armée de Bachar al-Assad à mettre en place des stations d’écoute dans toute la Syrie (une station, près d’al-Hara, a été capturée par l’Armée syrienne libre en octobre 2014).
Selon le blog Debkafile lié à la sécurité israélienne, de vastes systèmes de radar et de surveillance électronique ont été mis en place par la Russie sur le territoire syrien et sont à même de couvrir Israël, la Jordanie, une grande partie de l’Arabie Saoudite et la Turquie, fournissant à la Syrie et à l’Iran une surveillance de la situation au Moyen-Orient.
Autrement dit, cela fait des années que Moscou partage son système de surveillance électronique high-tech avec Damas et Téhéran .
L’hypothèse d’un rôle joué par la Russie qui aurait alerté Erdoğan est donc parfaitement plausible, mais le principal problème de cette version des faits c’est la synchronisation.
Bien qu’il soit techniquement envisageable que les Russes aient mis sur écoute les bavardages de Guvercinlik, il n’y a pas de canal de communication direct entre le renseignement militaire russe et le renseignement militaire turque permettant qu’un tel avertissement ait été transmis, selon Pavel Felgenhauer, un correspondant des affaires militaires et un vétéran du journal Novaya Gazeta basé à Moscou.
En outre, «si les Russes avaient averti les Turcs, ils auraient du même coup divulgué leurs capacités techniques de surveillance des mouvements et des communications militaires turcs.
Ce n’est pas le genre des services de renseignement de se mettre ainsi à découvert. Une décision politique au niveau décisionnel de Poutine aurait été nécessaire pour qu’une telle divulgation ait lieu.»
« La Turquie est membre de l’OTAN et les relations entre Ankara et Moscou viennent à peine d’être rétablies depuis que des avions de combat turcs ont abattu un bombardier russe en novembre dernier. En bref, conclut Felgenhauer, il est « très peu probable » que cette mémorable décision d’avertir Erdoğan ait pu être prise en quelques minutes, l’après-midi même de la tentative de coup d’État.
La signification réelle de cette histoire c’est que la Russie et la Turquie sont en train de rafistoler leur alliance stratégique.»
Ce qui nous amène aux nouvelles alliances post-putsch au Moyen Orient. Attachez vos tuques (comme on dit au Québec), ce n’est pas simple.
3 – Le jeu des alliances au Moyen-Orient
Le Professeur Efraïm Inbar du Begin-Sadat Center for Strategic Studies a écrit un rapport de 25 pages consacré aux implications du désengagement du Moyen Orient par les États-Unis (Implications of US Disengagement from the Middle East (BESA) Mideast Security and Policy Studies No. 122 ) dans lequel il note que la Russie bénéficie grandement de ce désengagement, et qu’elle n’est pas la seule.
Il écrit:
«La Russie est pleinement consciente de la possibilité d’une réaffirmation de son rôle historique dans la région. Bien que l’OTAN proclame que le théâtre européen a perdu de son importance stratégique, Moscou semble voir les choses autrement.
Selon le ministre russe de la Défense Sergueï Choïgou, la région méditerranéenne, en bordure de flanc sud de l’OTAN et le Moyen-Orient, ont été au cœur de tous les dangers portant atteinte aux intérêts nationaux de la Russie, et les bouleversements dans les pays arabes des cinq dernières années n’ont fait qu’augmenter l’importance de la région.
Peu de temps après cette déclaration, Choïgou a annoncé la décision d’établir un groupe de travail du ministère de la marine en Méditerranée « sur une base permanente. »
L’installation navale russe à Tartous, sur le littoral syrien (loué depuis 1971), est une base essentielle à une meilleure présence navale russe en Méditerranée orientale, et Moscou a progressivement agrandi sa flotte et intensifié ses patrouilles dans la zone.
L’installation d’une base aérienne à Hmeymim à proximité est également important pour le déploiement russe.
Une plus grande empreinte militaire en Méditerranée orientale est destinée à projeter la puissance accrue de la Russie au Moyen-Orient.
Poutine a pris l’initiative majeure d’intervenir militairement en Syrie pour assurer la survie du régime Assad et avec elle, un accès continu à sa base navale.
En outre, comme un acteur majeur sur le marché mondial de l’énergie, il veut protéger les perspectives énergétiques qui dépendent de la survie d’Assad.
Moscou a déjà signé des contrats d’exploration avec Damas en ce qui concerne les découvertes récentes de gaz dans le bassin méditerranéen.
La préservation du régime Assad est essentielle non seulement pour la Russie mais aussi pour Téhéran.
Pour l’Iran, Damas est un couloir vers le Hezbollah, son mandataire chiite au Liban.
La Syrie a été un allié de l’Iran depuis la création de la République islamique en 1979 – une des plus longues alliances au Moyen-Orient. En outre, la Syrie pourrait servir de tremplin pour la déstabilisation iranienne de la Jordanie, un allié des États-Unis de longue date.
Les efforts de Moscou pour le compte d’Assad servent donc directement les intérêts du régime iranien.
En cas de succès, ces efforts augmenteront d’autant plus l’influence de Téhéran dans la région.
La confluence des intérêts iraniens-russes est également visible à l’extérieur de la Syrie.
Poutine est loin d’être opposé à l’objectif iranien de pousser les États-Unis hors du golfe Persique.
La Russie est également un bénéficiaire évident de l’accord nucléaire, qui la libère des contraintes internationales d’exportation d’armes vers Téhéran.
Un autre résultat du désengagement américain pourrait bien être que l’Iran rejoigne la Russie dans le soutien des ambitions politiques kurdes afin d’affaiblir la Turquie, son principal rival pour le leadership régional.
Les aspirations kurdes ont longtemps été une épine dans le pied de la Turquie.
Pendant que Téhéran et Ankara soutenaient les factions opposées dans la guerre civile syrienne, les Kurdes se sont taillé des régions autonomes à partir de l’état moribond.
Le rêve national kurde pourrait, par conséquent, bénéficier du vide de pouvoir créé par la perturbation des structures étatiques arabes et par l’abandon de la région par les USA.
L’émergence d’une entité kurde indépendante dans le nord de l’Irak semble plus probable de nos jours alors que Washington ne semble pas avoir de position claire sur le sujet.
Une autre conséquence du désengagement des USA est visible en Egypte.
Moscou a été bien servi par la réticence de Washington à soutenir le régime d’Abdel Fattah Sisi, qui est arrivé au pouvoir après un coup d’État militaire contre Muhammed Morsi allié des Frères musulmans.
Les Russes ont vendu des armes aux Égyptiens, négocié des droits portuaires à Alexandrie, et leur ont fourni des réacteurs nucléaires.
En Irak, aussi, il y a des signes avant-coureurs d’une présence russe en coordination avec l’Iran alors que l’influence américaine dans cet état continue de décliner.
L’Irak a signé un contrat d’armement avec la Russie en octobre 2012, un centre conjoint de renseignement a été créé à Bagdad en octobre 2015.
Bagdad cherche également un soutien militaire russe dans sa campagne anti-terroriste.
Les différentes approches de Moscou et de Washington dans la région disent aux protagonistes: «L’Amérique est irresponsable, mais la Russie et l’Iran sont forts.»
Pour revenir à Owen Matthews, celui-ci note que :
« …Maintenant, l’évolution de la situation sur le terrain ne favorise pas la Turquie: l’intervention militaire russe en Syrie a renforcé la position d’Assad, tandis que le soutien des USA a stimulé les Kurdes – alliés de la Syrie dans la lutte contre l’ÉI mais ennemis du gouvernement turc.
Enfin, à la suite de l’attaque turque de l’avion russe, Moscou a tendu la main aux Kurdes de Syrie, leur fournissant des équipements, et même leur permettant d’ouvrir leur première «ambassade» dans la capitale russe.
Voici maintenant qu’en ayant appuyé les rebelles syriens, la Turquie semble avoir parié sur les perdants.
Erdoğan a besoin de l’aide de Poutine pour empêcher la naissance d’un État kurde dans le nord de la Syrie, ce qui encouragerait les séparatistes kurdes de la Turquie à intensifier leur insurrection.
La première étape sera un nouveau rapprochement avec Moscou.
Douguine a demandé à plusieurs reprises à la Turquie de quitter l’OTAN et de mener une action conjointe russo-turque afin de pousser l’OTAN hors de la Mer Noire.
Les opinions de Dugin ne sont pas la politique officielle du Kremlin, mais il est proche de Poutine.
Même si Erdoğan ne devait pas sa vie, littéralement ou politiquement à un avertissement des renseignements russes, la tentative de putsch a approfondi les soupçons d’Erdogan envers l’Occident et a renforcé ses instincts autoritaires.
Ceci le pousse tout naturellement à se rapprocher de l’homme qui lui ressemble le plus, son alter ego politique: Poutine.»
Conclusion
Je ne suis pas d’accord avec Owen Matthews sur ce dernier point.
Vladimir Poutine m’apparaît comme quelqu’un qui garde la tête froide et ne se laisse pas impressionner par l’ÉI.
Il n’est pas un grand démocrate. Mais il a à cœur la protection de son peuple et de ses intérêts et il n’acceptera pas l’islamisation de son pays.
Une rencontre entre Poutine et Erdoğan est prévue pour le 9 août prochain.
Ce sera intéressant de voir si Erdoğan décide de sortir de l’OTAN pour faire plaisir à son nouvel «ami», et si Poutine décide de laisser tomber les Kurdes – en principe ce n’est pas son genre.
Pour moi, Poutine reste celui qui a réussi à faire plier Erdoğan, le führer au petit pied.
C’est ce qui s’appelle le bon usage géostratégique des rapports de force.
© Magali Marc (@magalimarc15) pourDreuz.info.