Alfred Nakache naît en 1915 dans une famille Juive de Constantine (petite Kabylie, Algérie). La famille Nakache est arrivée d’Irak au XIXe siècle dans ce site exceptionnel : dominant un cours d’eau, le Rhummel, la cité est désenclavée par des ponts modernes. La France dote alors Constantine d’établissements publics (Hôtel de Ville, palais de justice, bureau de poste) et culturels (théâtre).
Le grand-père d’Alfred Nakache, est commerçant dans le ghetto de Constantine. Son père, David, directeur du Mont-de-Piété, devient veuf à la mort de la mère d’Alfred. Attaché aux valeurs républicaines – ordre, mérite – et au judaïsme, il se remarie avec sa belle-sœur Rose et a dix enfants de ses deux mariages. Alfred Nakache est le premier garçon de la fratrie d’une famille unie et sportive.
La natation, une vocation
Vers l’âge de dix ans, cet élève discret parvient à surmonter sa peur de l’eau. Mieux, il prend « le goût de l’eau », se souvint-il. Repéré pour ses aptitudes physiques, il est entraîné dans la piscine olympique par deux Français effectuant leur service militaire à Constantine. Après leur départ, Alfred Nakache poursuit seul sa formation. Cet amateurisme marque longtemps son style : « tout en puissance, peu orthodoxe ».
Alfred Nakache intègre l’Union nautique de Constantine, puis la Jeunesse nautique de Constantine dont il apprécie « l’esprit de camaraderie, de solidarité ».
La gloire des années 1930
Septembre 1931. Cet adolescent participe aux championnats d’Afrique du Nord. Première compétition. Première déconvenue : il est disqualifié pour n’avoir pas respecté son couloir !
Peu après, il remporte la Coupe de Noël de Constantine, une course de 400 mètres en mer, à Philippeville. Cette première victoire rassure le père d’Alfred Nakache qui espérait une carrière plus sûre.
Le jeune Alfred vibre au rythme des compétitions auxquelles participent des nageurs adulés, ses modèles : Jean Taris, Jacques Cartonnet…
En 1933, interne au prestigieux lycée parisien Janson de Sailly, il obtient la 2e partie de son Bac.
Membre du Racing Club de France et du Club nautique de Paris, il concourt dans les championnats de France. En 1935, il devient champion de France (100 m). Un titre qu’il conserve en 1936.
Motivé par l’enseignement, il entre à l’Ecole Normale Supérieure d’Education Physique (ENSEP).
L’antisémitisme ? Il est vivace en Algérie, exprimé notamment par les maires d’Alger (Edouard Drumont, auteur de La France juive), de Constantine, d’Oran… C’est à Constantine, la « petite Jérusalem » au sionisme fervent, que se déroule le 5 août 1934 unpogrom commis par des Algériens musulmans. Les autorités françaises réagissent avec retard. On dénombre 25 morts juifs.
En 1935, Alfred Nakache est l’un des mille sportifs juifs aux 2e Maccabiades, à Tel-Aviv. Il y gagne la médaille d’argent du 100 m nage libre (« crawl »).
Le Front populaire adopte des mesures visant à développer le sport. Alfred Nakache apprend la natation aux jeunes Parisiens.
En 1937, Alfred Nakache effectue son service militaire dans un bataillon groupant des sportifs de haut niveau. Surnommé Artem, populaire, souriant, gentil, il collectionne les titres : champion de France aux 100 m et 200 nage libre, 200 m brasse, etc.
Les médias se font l’écho de la rivalité entre deux nageurs aux tempéraments opposés Nakache et Cartonnet, le sérieux de la préparation contre le désinvolte, la puissance de la nage contre un l’esthétique du style.
Alfred Nakache épouse une amie d’enfance sportive elle aussi, Paule Elbaz.
Démobilisé en juin 1940, il retrouve son épouse à Paris. Roger Nakache est mort pour la France.
« Nager pour résister » (Denis Baud)
Sous le régime de Vichy, les statuts des juifs le privent de sa nationalité française, lui interdisent l’exercice de son métier, etc.
Fuyant Paris, il se réfugie en janvier 1941 en zone libre, à Toulouse, où il rejoint le club prestigieux des Dauphins du TOEC, leur entraîneur, Alban Minville, et leur maître nageur, Jules Jany, qui deviendront ses amis. Il retrouve Jacques Cartonnet… journaliste sportif au Grand écho du Midi et qui exprime son antisémitisme.
Dans la « ville rose », Alfred Nakache se laisse convaincre par Minville qu’il progressera davantage en perfectionnant sa brasse papillon. Tous deux innovent dans la préparation sportive : analyse des photos pour mieux découvrir les points faibles des nageurs rivaux, dissociation du mouvement des bras et de celui des jambes afin de gagner en vitesse par un effort moins intense, travail sur le souffle.
Alfred et Paule Nakache gagnent leur vie en dirigeant un gymnase rue Paul-Féral.
Alfred Nakache participe aux actions de promotion de la natation organisées par le ministère des Sports dirigé par Jean Borotra, ancien joueur de tennis.
Toujours en 1941, il bat les records de France, puis d’Europe, et enfin du monde du 200 m brasse papillon en 2’36’’.
C’est dans sa ville natale que naît sa fille Annie.
Les persécutions antisémites se multiplient. Le 26 août 1942, 900 juifs sont raflés à Toulouse. Mgr Jules-Géraud Saliège proteste. Des Français s’émeuvent.
Tandis qu’une partie de la presse salue les records battus par Alfred Nakache, des journaux appellent à son exclusion de toute compétition nationale en raison de sa judéité. A Alger, devant les injures de spectateurs, Alfred Nakache ne peut concourir.
Après l’invasion de la zone sud, les menaces croissent. Mais Alfred Nakache croit en l’avenir, bénéficie de soutiens parmi les dirigeants sportifs et ses collègues. Il se rapproche aussi de l’Armée juive, organisation sioniste dont les membres sont entraînés par lui dans son club sportif de 1941 à 1943. Nombre d’entre eux rejoindront le maquis, tandis que Jacques Cartonnet exhorte les Toulousains à entrer dans la milice.
Sous pression allemande, la Fédération française de natation (FFN) interdit en 1943 à Alfred Nakache de participer aux championnats de France. A la demande du TOEC, la FFN tente d’infléchir les Allemands. En vain. Par solidarité avec Alfred Nakache, les Dauphins du TOEC déclarent forfaits. Tout comme certains de ses rivaux, dont le Lyonnais Lucien Zins. Après des championnats qui n’ont pas attiré beaucoup de spectateur, la FFN adresse un blâme au Club toulousain et nomme un nouveau président.
Selon son frère Robert, Alfred Nakache aurait tenté de se réfugier en Espagne avec sa femme et leur fille. Mais les pleurs d’Annie auraient incité le couple à retourner à Toulouse de crainte de mettre en danger le groupe auquel ils s’étaient joints dans ce périple.
Le 20 décembre 1943, le couple Nakache est interpelé à son domicile ; leur appartement pillé. Confiée à une institution municipale, la petite Annie est arrêtée par la Gestapo.
Dénonciation ? Arrestation à titre de représailles ? Alfred Nakache penche pour la dénonciation d’un milicien, un « homme abject qui se prétendait être notre ami ».
De la prison, tous trois sont transférés à Drancy, puis de là, le 20 janvier 1944, par le convoi 66 à Auschwitz. Paule et Annie y sont gazées. Alfred Nakache est amené au camp de travail d’Auschwitz III, puis à l’hôpital du camp. Il fait « preuve de courage et de solidarité » et se lie d’amitié avec « Young » Perez, son aîné né en Tunisie en 1911, et Noah Klieger. Juif déporté de France, « Young » Perez est le plus jeune champion du monde dans sa catégorie poids mouches en 1931.
Pour l’humilier, les nazis l’obligent à retrouver des objets qu’ils lancent dans un espace de rétention d’eau sale.
A l’approche des Alliés, il est contraint « aux marches de la mort » consécutives à l’évacuation par les Nazis de déportés d’Auschwitz. « Young » Perez est assassiné par un Nazi lors de ces marches.
Alfred Nakache atteint Buchenwald. Ce camp est libéré le 11 avril 1945.
Alfred Nakache ne se précipite pas pour rentrer en France : il dirige l’hôpital pour aider encore et toujours les plus faibles.
Après Auschwitz
A Toulouse, la piscine municipale porte désormais son nom, alors que nul ne sait s’il est toujours vivant.
L’épuration épargne nombre d’individus. Ainsi, E.G. Drigny, qui avait soutenu les sanctions contre les TOEC en 1943, demeure président de la FFN.
Alfred Nakache arrive à Paris le 28 avril 1945.
Brisé par la nouvelle de l’assassinat de son épouse et de sa fille, aidé par ses amis et son entraîneur Alban Minville, Alfred Nakache reprend progressivement son entraînement et enseigne l’éducation physique.
Exploit : il remporte les championnats de France de l’épreuve du 4 x 200 m et du 3 x 100 m 3 nages dans les épreuves de relais.
Diffamé par l’accusation de « complicité d’homicide involontaire », Alfred Nakache défend victorieusement son honneur.
Contacté par Abraham Polonski, ancien responsable de l’Armée juive, il cache dans son gymnase des armes destinées au futur Etat d’Israël.
Il renoue avec la compétition au plus haut niveau. Juillet 1946 : champion de France du 200 m brasse. Recordman du monde du relais 3 x 100 m trois nages avec Alex Jany et Georges Vallerey. Participation aux Jeux olympiques à Londres (1948).
Alfred Nakache épouse une jeune Sétoise, Marie. Il arrête sa carrière sportive dans les années 1950. Il se consacre à sa salle de sports, à son métier d’enseignant auprès d’étudiants à Toulouse puis à La Réunion : il est décoré des Palmes académiques.
Il participe aussi à l’entraînement d’un talentueux nageur, Jean Boiteux.
Il accueille à Toulouse sa famille ayant du quitter l’Algérie : l’assassinat en 1961 du réputé musicien juif Raymond Leyris, dit Cheikh Raymond, induit le départ de la communauté juive de Constantine. Les parents âgés d’Alfred Nakache ne supportent pas ce déracinement et meurent peu après leur installation à Toulouse.
Alfred Nakache décède à Sète d’un arrêt cardiaque le 4 août 1983.
Le 7 juillet 1993, son nom est inscrit au tableau de l’International Jewish Sports Hall of Fame (IJSHOF) de l’Institut Wingate à Netanya (Israël). Au côté notamment de « Young » Perez.
Dans le sillage du discours du Président Jacques Chirac reconnaissant en 1995 la responsabilité de la France dans l’accomplissement de « l’irréparable », une commissionenquête sur le sport sous le régime de Vichy.
Soutenu par le ministère des Sports et des collectivités locales, un documentaire est réalisé par Christian Meunier sur Alfred Nakache. Des espaces sportifs municipaux à Paris et Nancy portent le nom de ce champion qui « demeure une des gloires de la natation française : le successeur de Jean Taris, le modèle et l’aîné d’Alex Jany et de Jean Boiteux, ses amis toulousains » (Didier Foucault).
Denis Baud, Alfred Nakache, le nageur d’Auschwitz. Ed. Loubatières, 2009. 128 pages. ISBN 978-2-86266-5
Excellent reportage sur la biographie de Monsieur Alfred Nakache. Constantine, à cette époque était habitées par de nombreux juifs dont je suis un descendant.