Peu avant la guerre, en 1936, le philosophe juif allemand Walter Benjamin publia un texte intitulé « Le Conteur ».Dans cet essai d’une trentaine de pages que l’on peut considérer à bien des égards comme prophétique, il constatait le déclin du récit dans la culture moderne au profit de l’information. Le récit a pour fonction de transmettre une expérience et d’inviter à la refaire en des circonstances nouvelles. Pensons au récit de la Création du monde et de l’humanité, de l’exil et de la libération de l’esclavage, pensons aux dernières phrases de la Haggadah : « Nos ancêtres ne sont pas les seuls que le Saint, béni soit-Il, ait délivrés, car nous aussi avons été délivrés avec eux, ainsi qu’il est dit : » Et nous, Il nous fit sortir de là … ». La Torah fait de l’évènement unique une expérience que l’on peut et doit transmettre, une expérience susceptible d’éclairer en tout temps et en tout lieu le chemin de chacun de nous.
Or, constatait Benjamin, « le cours de l’expérience a chuté. » Le journal, la radio, et bien plus encore pour nous, l’information instantanée sur le Smartphone, ne transmettent plus aucune expérience que nous puissions assimiler et transmettre. Nous sommes livrés à l’incohérence de flashs sensationnels accompagnés aussitôt de commentaires enthousiastes ou injurieux. Pour notre part, nous restons fidèles à la tradition qui nous enjoint de lire chaque semaine deux fois la Paracha et une fois sa traduction, שנים מקרא ואחד תרגום. Même et surtout pour la génération de l’instantané, le récit est, selon la comparaison des Sages, semblable aux charbons ardents que notre souffle peut ranimer.
Pensons à la scène du buisson ardent et à Moché, pâtre de Ythro, qui entend la Voix jaillie du cœur de la flamme : le buisson ne brûle-t-il pas encore et la Voix ne s’adresse-t-elle pas à chacun de nous, nous convoquant à notre responsabilité toujours personnelle et indéclinable ? Il en va de même pour tous les récits de la Torah. Ainsi celui qui nous raconte l’héroïsme des sages-femmes qui défièrent le décret de Pharaon et au risque de leur vie sauvèrent les enfants hébreux. Elles incarnent la loi divine qui sanctifie la vie et la dignité humaine, au regard de laquelle la loi humaine, lorsqu’elle abuse de sa force et humilie les créatures, est nulle et non avenue. Miriam oppose son courage tranquille aux lois inhumaines du souverain égyptien.
Souvenons-nous de nos études classiques : on nous faisait lire la tragédie de Sophocle, Antigone. Dans la civilisation païenne de la Grèce antique, la tragédie oppose la fille d’Œdipe, Antigone, au tyran Créon. Celui-ci a proclamé un édit interdisant d’enterrer le frère d’Antigone, Polynice, qui s’était allié aux ennemis de Thèbes et était mort au combat. Antigone se dresse contre le tyran au nom de la loi divine selon laquelle tout être humain a droit à une sépulture. Le chant du Chœur est resté célèbre :
« Il est bien des merveilles
Aucune ne surpasse l’homme…
Il trouve une solution à tout
Il n’est jamais sans ressource
Devant ce que lui réserve l’avenir.
En tenant compte des lois de sa Cité
En défendant la justice
Et le respect qu’on doit à la juste loi divine
Il se hisse à son sommet.
Qu’il en soit rejeté s’il se laisse aller au mal
Et s’abandonne à son audace. »
L’audace se nomme en grec hubris, et en hébreu גאוה.
Le Talmud (Sota 5a) dit à propos de l’homme orgueilleux :
« Le Saint, béni soit-Il, dit : Nous ne pouvons pas lui et Moi séjourner ensemble dans le monde. »
Le récit, à la différence de l’information, est intemporel. Il nous enseigne que contre la justice divine qui défend le droit des plus faibles à la liberté et à la dignité, le pouvoir tyrannique est impuissant. La Voix divine peut se faire entendre par la bouche d’une jeune fille qui se dresse contre le pouvoir arbitraire, ou par le courage de celles appelées justement « sages-femmes », car qui est sage sinon celui qui voit l’avenir, nommé en hébreu נולד, le nouveau-né? Dans le récit biblique, celui-ci, sauvé par la fille du tyran, se nomma Moché. Elevé dans le sérail et promis à une brillante carrière de prince égyptien, » il se tourna de ci et de là et vit qu’il n’y avait personne » pour prendre la défense de l’esclave hébreu frappé.וירא כי אין איש – Or comme l’on dit les Sages, במקום שאין איש השתדל להיות איש- là où il n’y a personne, là où personne ne répond à l’Appel, sois toi un איש , celui qui répond : me voici.
Ecoutons le Récit, il nous éveille et nous interpelle, ici et maintenant.
Rav Daniel Epstein