Cinq ans après le déclenchement, fin 2010, de la vague des « printemps arabes » en Tunisie puis en Egypte qui a ensuite gagné presque toute la région, quatre Etats musulmans du Moyen-Orient ont été démantelés par ces secousses sismiques géopolitiques : la Syrie, l’Irak, la Lybie et le Yémen. Quels sont les facteurs qui ont précipité leur éclatement, alors que parallèlement, d’autres Etats arabes comme l’Egypte, la Turquie ont pu se maintenir ?
« On a assisté depuis cinq ans à des événements massifs sur la scène régionale qui, dans l’Histoire, ne se produisent d’habitude qu’une fois en plusieurs siècles,
constatait récemment le ministre israélien de la Défense, Moshé Yaalon. Ainsi, une série d’Etats forts, centralisés et structurés ont volé en éclat et ont été remplacés par le chaos, la guerre civile et le pullulement de milices ethno-tribales luttant à la fois contre le pouvoir central et aussi entre elles ».
Or, c’est un fait que des guerres civiles très meurtrières ont éclaté successivement en Lybie, en Syrie, en Irak et au Yémen, pendant que les tensions reprenaient au Liban entre la milice chiite pro-iranienne du Hezbollah (qui soutient depuis 2013 le régime Assad dans la Syrie voisine) et les groupes armés sunnites libanais anti-Assad.
Des frontières arbitraires tracées par les puissances coloniales
S’ils pouvaient voir le spectacle hallucinant de l’effondrement actuellement en cours en Syrie et en Irak, les signataires français et britanniques des fameux accords Sieyès-Picot de 1916 – qui se sont partagés une bonne partie du Moyen-Orient en fonction de leurs seuls intérêts coloniaux de l’époque – se retourneraient dans leurs tombes…
Le caractère arbitraire de ces frontières ne tenant pas du tout compte de la répartition et de l’imbrication des différentes populations locales aux plans ethnique et religieux (des tracés qui furent ensuite partiellement remodelés après la 2ième Guerre mondiale et jusqu’en 1949 avec la création presque simultanée de la Jordanie et d’Israël) constitue l’une des causes des bouleversements actuels : au bout d’un certain temps, des Etats artificiellement formés, avec à leur tête des despotes brutaux soumettant leurs populations à la misère, au dénuement et à l’analphabétisme, finissent toujours par exploser ! Un phénomène très repérable avec l’émergence du Kurdistan en chemin vers son indépendance et dont le territoire, pour l’instant flou et mouvant, empiète sur l’est de la Syrie, le sud de la Turquie, le nord de l’Irak et l’extrême-ouest iranien…
Ainsi, comme l’ont analysé les deux philosophes et géo-politologues français, Alain Touraine et André Glucksmann, il a fallu attendre un quart de siècle pour que la dernière « onde de choc » de la fin de la Guerre froide (consécutive à l’effondrement en 1989-1990 de l’URSS et du bloc soviétique) touche enfin le Moyen-Orient, avec comme conséquence l’effondrement en « châteaux de cartes », de certains régimes de la région longtemps protégés par leurs mentors occidentaux ou communistes. Et ce, comme avec l’explosion de l’ex-Yougoslavie dans les Balkans du sud de l’Europe, consécutive à la fin de la Guerre froide : un phénomène qui a en quelque sorte « réchauffé » les conflits politiques, ethno-religieux jusque-là « gelés » par le face-à-face Est-Ouest !.
Un processus identique a donc commencé au Moyen-Orient fin 2011 qui, d’après de nombreux experts, pourrait durer encore au moins une décennie !
Le nationalisme arabe n’a pu forger des identités fortes
Second facteur ayant précipité l’éclatement des certains pays de la région : l’incapacité des mouvements nationalistes panarabes surgis dans les années 1950 en Irak, en Syrie, mais aussi en Lybie et au Yémen et influents jusqu’à la fin des années 1990 à pouvoir enraciner une identité nationale forte réellement structurée par des institutions solides liées à la société civile et à une « culture nationale » ardente.
A la place, on a vu que les despotes et dictateurs accrochés au pouvoir de ces régimes nationalistes au Levant et dans l’ancienne Mésopotamie ne se sont maintenus que par la force, la brutalité et une immense corruption, souvent avec l’appui du haut-clergé musulman dont ils avaient su acheter les leaders… D’où cette étouffement systématique pendant quatre décennies de toute revendication, volonté de changement ou rébellion populaire, la « guerre contre Israël et les Juifs » et la mythification de la « cause palestinienne » leur servant comme autant de grossiers dérivatifs pour maintenir les masses dans la haine et l’abêtissement.
Or dès les « bouchons » de ces pouvoirs ont pu sauter sous l’effet des premières secousses des « printemps arabes », ce ne sont pas les forces de la liberté et de la démocratie, ni les faibles couches moyennes, les jeunes et les étudiants avec Internet, Facebook ou YouTube qui ont pris la direction des révoltes contre ces régimes despotiques, mais bien la « ouma » musulmane (l’assemblée des fidèles de l’islam) scandant « Allah Akbar » qui manifestait en masse sa colère tous les vendredis à la sortie des mosquées !
Combiné au 1er facteur précité, cette vague islamiste régionale a balayé les Etats-nations aux structures politiques et socio-culturelles les plus faibles : un énorme vide qui a laissé libre-cours – chaque fois de manière différenciée mais pour longtemps – à toute une série de guerres ethniques, tribales, religieuses et sectorielles en Syrie, en Irak et aussi en Lybie et au Yémen.
Un phénomène d’aspiration « par le vide » qui explique aussi l’apparition et la progression fulgurante de l’influence de l’Etat islamique (Daësh), dont les milices barbares, tout de noir vêtues, contrôlent désormais un Califat s’étendant sur plus de la moitié de l’Irak et de la Syrie !
Les exceptions turque et égyptienne
Toutefois, deux Etats arabes du Moyen-Orient ont résisté à ces terribles bouleversements : la Turquie et l’Egypte, deux pays de vieille tradition centralisatrice.
Avec un pied en Europe et un autre au Levant, la Turquie d’Erdogan n’a pas été vraiment secouée par les secousses de 2011-2015 : à la fois parce qu’elle est un Etat fort doté d’institutions stables, mais aussi parce que l’AKP, le parti conservateur pro-islamiste au pouvoir, a su glaner rassembler les couches de la petite paysannerie et de la petite bourgeoisie urbaine autour d’un retour aux « valeurs de l’islam ». Le tout en prétendant prendre la relève de l’Egypte comme leader du monde arabe sunnite…
Même forte capacité de résistance aux bouleversements de la part des institutions de l’Etat central égyptien, dont surtout l’armée, pilier du pouvoir : après l’inquiétant intermède islamiste de l’arrivée au pouvoir des Frères musulmans, les choses sont rentrées dans l’ordre » avec le destitution, voilà juste deux ans, du président islamiste Morsi par l’armée qui a su mobiliser une partie du peuple.
« Au Moyen-Orient, il n’existe que deux véritables Etats : l’Egypte et Israël. Tout le reste, ce sont des tribus qui hissent leurs drapeaux », avait déjà averti Golda Méir fin 1973 dans le sillage de la Guerre de Kippour. Richard Darmon pour Hamodia