Qui n’a pas entendu parler de la postmodernité ? Depuis que le philosophe J.F.Lyotard a introduit cette définition de l’esprit de notre époque, elle s’est implantée dans les esprits comme une évidence, mais souvent incompréhensible. Il m’est arrivé il y a quelques années de participer à un colloque sur ce thème et un des participants qui siégeait à côté de moi à la tribune m’a chuchoté : “Je n’ai pas encore vraiment assimilé la modernité, comment pourrais-je comprendre la postmodernité” ?
Loin de moi de vouloir simplifier à outrance un sujet complexe, mais il est bon de clarifier les enjeux de ce passage que tous, philosophes et non philosophes, croyants et incroyants, sommes en train de vivre.
La modernité ne se réduit pas à un prodigieux progrès des sciences et à l’invention de technologies qui ont radicalement transformé notre façon d’habiter la Terre. Ces bouleversements sont la partie visible de l’iceberg. En profondeur s’est produit et se poursuit un changement d’orientation de l’esprit humain.
Prenons pour fil conducteur les deux récits de la Création. Le premier nous décrit l’émergence à partir du chaos primordial du Monde tel qu’il nous apparait : lumière et ténèbres, mer et terre ferme, progression du végétal et animal à l’humain. A l’humain, créé mâle et femelle, est proposée la conquête du Monde :
« Fructifiez et multipliez-vous, remplissez la Terre et conquerrez la ». Le Créateur est nommé au pluriel, Elohim, comme le Maitre des forces multiples à l’œuvre dans la Nature, et l’humain est possesseur de la Terre.
Le second récit se détourne de l’ordre naturel où tout se plie à la volonté du Créateur tout-puissant pour se préoccuper de la personne humaine. De l’ordre naturel au désordre humain ! Il n’est plus question de la ressemblance au Créateur mais de l’humain- Adam- prélevé à l’humus- Adama-, qui reçoit d’Hachem –Elohim le souffle de vie, Nichmat hayim, et devient ainsi Nefech haya, l’être animé par ce souffle et capable de l’insuffler à son tour à l’ensemble de la Création, comme l’enseigne Rabbi Hayim (le bien nommé !) de Volozyn, dans son ouvrage Nefech ha-hayim. Dans ce deuxième récit, l’homme inspiré par le souffle divin vit dans un monde enchanté, un Jardin de Délices. C’est dans ce récit qu’est créé le couple humain et que se pose le problème du bien et du mal, et c’est à partir de la violation de l’interdiction de consommer le fruit de l’arbre de la Connaissance du bien et du mal que commence l’exil du Jardin dans le monde qui est le nôtre. Ce deuxième récit nous tend un miroir où nous nous reconnaissons. La modernité n’est autre que l’accomplissement de ce geste initial de désobéissance et la réalisation ou l’espoir de réalisation, de la promesse du Serpent (en hébreu Na’hach, qui peut signifier mena’hech, le devin). Le Serpent promet : Vous ne mourrez pas ! Tel pourrait être le slogan de la modernité qui ne cesse de prolonger l’espérance de vie et accroit de façon prodigieuse les pouvoirs humains.
La modernité est donc un grand récit qui aurait dû s’achever par l’établissement du Paradis humain sur terre. Mais, et c’est là que s’annonce la postmodernité, nous avons dû déchanter. La route du Paradis est passée par l’Enfer. Les camps inventés pour torturer les corps et les âmes ont prouvé que la méchanceté humaine est sans limites, abyssale comme le Tehom du début de la Création. Les progrès scientifiques et technologiques n’ont fait qu’exacerber le problème du Bien et du Mal, devenu planétaire. Le monde, désormais recouvert par les réseaux de communication s’est refermé sur lui-même, ce qui est le sens du mot “globalisation”. La transcendance, l’au –delà, a fait place à l’immanence, l’ici-bas, et l’âme a disparu du vocabulaire et des consciences. Le confort s’est accru, mais les nuages ne cessent, eux aussi, d’assombrir l’horizon. Le Serpent n’avait énoncé qu’une demi-vérité ! L’arbre de la connaissance n’était pas l’arbre de vie. Au désenchantement répondent la fuite vers le divertissement, le Mondial, l’Eurovision, la drogue, la politique-spectacle, et le retour des idéologies qui ont, par le passé, prouvé leurs capacités meurtrières.
La technologie, comme l’épée flamboyante placée a la porte du Jardin, est une arme à double tranchant. C’est à l’intérieur de nous-mêmes, dans le Saint des Saints du cœur de chacun et non dans les laboratoires ou les cabinets ministériels que la question du bien et du mal doit être affrontée au quotidien.
Le désenchantement n’est pas un mal sans remède s’il est suivi par le ré- enchantement de la vie, mais cela n’est pas si simple. Pourquoi ne pas y réfléchir pendant le repos estival ?
Rav Daniel Epstein