Par Salomé Touitou
Shekel est une association à but non lucratif qui se bat pour donner aux personnes à besoins spécifiques un toit et un travail. Visite guidée
Cela fait quelques années que Shekel a élu domicile dans ce grand bâtiment moderne de la rue Yad Hahoutsim, à Jérusalem. Trois étages, dans le quartier de Talpiot, qui célèbrent la différence avec dignité et accueillent quotidiennement quelque 200 personnes à besoins spécifiques. Au programme : activités de loisirs et occupations professionnelles pour ces adultes de 21 ans ou plus, touchés par le handicap à des degrés diverses.
Shekel (acronyme des mots hébraïques שירותים קהילתיים לאנשים עם צריכים מיוחדים, ou services communautaires pour les personnes à besoins spécifiques) a vu le jour en 1979, fruit d’un partenariat entre la mairie de Jérusalem, le Joint et le ministère des affaires sociales. Son objectif ? Répondre aux besoins des handicapés de Jérusalem et sa région, en matière de services de base, comme le logement et le travail. En clair, faciliter leur intégration. Une tâche ardue, mais qui s’est vue au fil des ans, couronnée de succès. Aujourd’hui, le modèle fait office de référence. Depuis une dizaine d’années, Shekel a élargi ses activités au reste du pays et opère désormais à Petah Tikva, Modiin, Haïfa, ou encore Yavné, avec deux autres antennes en prévision à Ramat Gan et Maalé Adoumim.
Si elle n’est pas la seule à se consacrer aux personnes à besoins spécifiques, Shekel affiche plusieurs principes fondateurs qui signent sa particularité. Tout d’abord, sa volonté de couvrir tout le spectre du handicap en accueillant ceux qui souffrent de déficience physique, de retard mental, problèmes d’apprentissage, troubles psychologiques, mais aussi du syndrome de Down, d’autisme léger ou profond, allant jusqu’à l’Asperger. “Nous avons voulu être une adresse pour tous. Bien sûr, d’autres associations existent”, explique Erez Ezrachi, responsable du développement et des relations extérieures de Shekel, “mais elles sont en général spécialisées pour une population spécifique, alors que bien souvent, les handicaps se cumulent. Imaginez par exemple une personne souffrant à la fois de cécité et de troubles mentaux. Dans une logique trop compartimentée, il est difficile de savoir de quelle structure elle relève.”
Le travail, c’est la santé…
En matière de logement, Shekel dispose d’un parc locatif de 80 appartements à Jérusalem, qu’elle met à disposition des résidents en fonctions de leur autonomie – 4 personnes avec un encadrant sur place, ou vivant seul avec un suivi régulier tous les quelques jours seulement.
Mais l’emploi reste le fer de lance de l’association. L’approche de Shekel est révolutionnaire. “Tout individu, quel que soit sa différence ou son handicap, peut et doit contribuer à l’économie du pays”, affirme Erez Ezrachi. Les trois étages du bâtiment regorgent de salles de travail, ateliers d’assemblage ou de confection. Autant d’activités professionnelles, spécialement pensées et conçues pour un public handicapé. “Cela consiste en des tâches simples, répétitives, comme du collage ou plus complexes, comme de l’assemblage, jusqu’à des activités de service qui exigent un rapport frontal avec le public.”
Orit est une jeune femme de 22 ans à peine. Sa frimousse décorée de taches de rousseur se fend d’un large sourire dès qu’elle nous voit entrer dans la pièce. Sa mission : remplir des petites boîtes en plastique de ses billes en sucre multicolores, qui servent ensuite à décorer les gâteaux ou autres pâtisseries. Au passage, elle en grignote quelques-unes. Inutile de dire qu’elle est particulièrement heureuse de la mission qu’on lui a confiée : “j’ai réalisé mon rêve”. Chacune de ses courtes phrases est ponctuée d’un rire généreux. “Je suis une star”, affirme-t-elle. Orit fait partie des malades les moins déficients qui pourront peut-être par la suite s’épanouir à l’extérieur du giron de l’association, explique Erez Ezrachi. Car l’objectif de Shekel consiste aussi, et surtout, à insérer dans le monde du travail ceux que le handicap ne doit pas priver d’une vie professionnelle et sociale. La société israélienne est d’ailleurs partie prenante dans la démarche. Une loi a été votée qui impose à toute entreprise de plus de 100 employés un quota de 3 % de personnes à besoins spécifiques. Shekel contribue grandement à son application. Elle offre formation et mise en confiance avant de voir certains de ses protégés voler de leurs propres ailes.
Dans la salle qui jouxte celle d’Orit et ses camarades, une autre abrite une population plus masculine. Une salle d’assemblage. Un des participants montre fièrement un boîtier électrique qu’il vient de confectionner. Là encore, la communication est franche et facile. A chaque pièce, sa fonction. Ici on colle des étiquettes, là on fabrique des bougies, plus loin on brode, on tricote. Une partie des tâches sont effectuées pour des sociétés extérieures. D’autres, constituent une activité commerciale inhérente à Shekel, comme les bougies ou la confection d’articles en tissus, vendus dans la petite boutique du rez-de-chaussée du bâtiment. Parfois, les élèves d’hier deviennent les formateurs d’aujourd’hui, qui transmettent à leur tour à d’autres nouveaux-venus.
Employés modèles
Le travail est essentiellement manuel. Mais pas seulement. Dans une pièce signalée par la pancarte “Ne pas déranger entre 8h et 16h”, une autre activité s’exerce. Plus cérébrale celle-là. Ce sont des malades atteints d’Asperger, dotés de facultés visuelles et d’observation hors-du-commun, qui scrutent des images pour le compte de Mobileye, une société israélienne de haute technologie qui développe des systèmes anticollisions et d’assistance à la conduite de véhicules. Séduit par le potentiel de ces jeunes, Mobileye leur a confié une partie de ses activités. “Les résultats sont excellents”, explique Erez Ezrachi, “en raison de leur capacité de concentration, ils se révèlent des employés fiables et modèles qui font du très bon travail”.
Enfin, la “cerise sur la gâteau”, comme il l’appelle, c’est le Bistrot Haroutsim. Un café installé lui aussi au rez-de-chaussée du bâtiment, sur la rue Yad Haroutsim, ouvert il y a tout juste un an. Erez Ezrachi est fier de présenter ce qu’il considère comme l’échelon suprême en matière d’interaction sociale. Un menu halavi, concocté et servi par une équipe mixte de 16 personnes, 8 valides et 8 victimes de handicap. Nir Segal, à l’origine du projet, tient à ce que son établissement soit considéré avec respect : “Nous voulons être un café comme les autres, les clients ne doivent pas venir ici par pitié, mais parce que nous offrons des plats alléchants et des prix attractifs”.
Cet entrepreneur de 32 ans, qui a roulé sa bosse un peu partout dans le monde veut surtout tordre le cou aux clichés et casser les stéréotypes. “Tout est ouvert, pour que les clients puissent voir ce qui se passe en cuisine. Nos employés sont propres et professionnels. Vous ne les verrez pas le menton couvert de bave, ou les doigts dans le nez. Ils sont encadrés et formés pour devenir des éléments efficaces”. Avec, là encore, l’objectif de les voir s’émanciper. Certains intègrent ensuite des établissements comme Aroma ou Coffix. Boosté par le succès, Haroutsim vient d’ouvrir deux nouvelles branches à Jérusalem, l’une dans le centre communautaire Ginot Hair d’Emek Refaïm, et l’autre, pour les élèves du lycée Keshet, rue Danemark.
En clair, pour Erez Ezrachi, Nir Segal et tout le personnel de Shekel, le handicap ne doit pas être perçu comme un frein à l’intégration professionnelle. Même si leur activité consiste à coller des étiquettes, cela va, pour eux, bien au-delà de la simple tâche répétitive, il s’agit d’un enjeu de taille, celui de s’intégrer à part entière au tissu social.