Le monde religieux a été secoué ces derniers temps par plusieurs affaires de harcèlement sexuel. Les agresseurs sont souvent des hommes qui détiennent une certaine autorité sur leurs victimes.
Ce sujet sensible mérite d’être traité. En effet, nous devons savoir, nous devons comprendre pour encourager les victimes à parler afin que les coupables soient punis et que les prochaines agressions soient évitées.
LPH s’est entretenu avec une spécialiste de la question, la Rabbanite Yehoudit Shilat. Elle a fait partie, en 2003, des fondateurs d’un forum dédié aux plaintes pour harcèlement sexuel, le Forum Takana.
Le P’tit Hebdo: Comprenez-vous les réticences de certaines personnes et même de certains medias à aborder la question du harcèlement sexuel dans le milieu religieux?
Rabbanite Yehoudit Shilat: Le phénomène du harcèlement sexuel dans le monde religieux, est bien réel, et difficile à aborder. Les medias n’en parlent pas assez, de manière générale.
Je peux le comprendre dans la mesure où dans ces milieux, on ne parle pas de façon ouverte de sexualité. Cette pudeur se fait au nom de la kedoucha, de la volonté de ne pas être trop léger, et cela est tout à fait honorable. Néanmoins, l’inconvénient majeur est qu’effectivement on ne parle pas et ce même lorsqu’il s’agit d’une agression.
Ce silence ne peut qu’encourager les actes et au-delà rendre la victime ignorante du fait que ce qu’elle a subi est interdit et grave. Souvent, elle se dira qu’elle est coupable, qu’elle a mal interprété les gestes ou les paroles de son agresseur ou que c’est elle qui a été mal interprétée. Cette situation est dangereuse.
Lph: Est-ce cette difficulté à communiquer sur cette question qui vous a incité à fonder le Forum Takana?
Rabbanite Y.S.: Les fondateurs de ce forum ont compris que le harcèlement sexuel était un fléau, y compris dans le monde religieux. Ce qui vient encore compliquer le tableau c’est lorsque l’agresseur est un Rav, un enseignant ou une personnalité publique. En effet, les victimes ont encore plus de mal à dénoncer l’agression. Elles craignent d’être traitées d’affabulatrices puisque dans ces affaires, c’est souvent la parole de l’un contre celle de l’autre. Et que vaut la parole d’une personne ”simple” face à celle d’un homme de puissance? Ainsi, il n’arrivait que rarement que des plaintes soient déposées. Les femmes ne se rendaient pas à la police, parce qu’elles avaient du mal à effectuer cette démarche. Elles étaient abandonnées.
Nous avons décidé de refuser cet état de fait. Avec des Rabbanim, des hommes et des femmes dans le domaine de l’éducation, des juristes, nous avons créé le Forum Takana. Dans ce cadre, nous permettons aux victimes d’harcèlement sexuel du fait d’une personne ayant autorité, de porter plainte.
Lph: Comment se déroule le processus au sein du Forum Takana?
Rabbanite Y.S.: La personne porte plainte soit par téléphone, soit par un message internet. Dans un premier temps nous effectuons un travail de filtre. Nous examinons la plainte et nous concluons sur notre compétence à la traiter. Takana ne s’occupe que de plaintes visant des Rabbanim, des éducateurs ou des personnalités publiques.
Par la suite, une structure de quatre professionnels, deux hommes et deux femmes, est mise en place. Le chiffre pair est important: nous ne sommes pas un tribunal, nos décisions sont prises à l’unanimité. Les membres de cette structure sont des rabbanim, des juristes, des psychologues, des éducateurs, des assistantes sociales. Tous sont bénévoles et agissent dans la plus grande discrétion.
Cette structure va examiner en profondeur les tenants et les aboutissants de la plainte en écoutant le ou la plaignant(e) et l’accusé. Puis elle rend un verdict qui impose un certain nombre de sanctions et de restrictions au coupable et vérifie leur mise en application. En 13 ans d’existence, nous pouvons nous féliciter du succès de la plupart de ces démarches.
Lph: Comment juge-t-on d’une affaire de harcèlement sexuel, puisque très souvent, il n’y a aucun témoin?
Rabbanite Y.S.: Effectivement, c’est un aspect délicat. Mais nous avons des méthodes d’enquête qui nous permettent de chercher des éléments du côté du plaignant et de celui de l’accusé. Nous possédons une expérience qui nous permet de détecter les signes pour savoir démêler le vrai du faux. Et nous bénéficions d’une grande aide du Ciel.
En outre, l’agresseur, bien souvent, se rend vite compte qu’il a intérêt à coopérer. La démarche auprès du Forum l’aide à prendre ses responsabilités et à ne pas nier les faits qui lui sont reprochés.
Lph: Le Forum Takana traite donc des plaintes de harcèlement sexuel dans le monde religieux et permet de contourner le circuit classique. N’est-ce pas ”laver son linge sale en famille” et préserver d’une certaine manière les agresseurs d’une exposition réellement publique de leurs actes?
Rabbanite Y.S.: Il ne s’agit pas de laver notre linge sale en famille mais de le laver là où c’est possible de le faire. Et oui, parfois, dans l’intérêt des victimes, il vaut mieux que ce soit fait dans une structure plus discrète, plus fermée.
J’ajouterais que je ne suis pas de ceux qui pensent qu’il faut préserver les agresseurs d’une trop grande exposition. Je pense que chacun doit prendre la responsabilité de ses actes.
Lph: Quand commence le harcèlement sexuel?
Rabbanite Y.S.: Il y a, bien évidemment, des degrés. La loi israélienne définit précisément les actes qui correspondent à du harcèlement.
Chaque étape doit être considérée avec la plus grande gravité. Ainsi, il faut, sans hésiter, dénoncer des paroles déplacées. En effet, parfois, les mots sont jetés pour tester la personne en face. En fonction de sa réaction, on se sentira autorisé à passer à la vitesse supérieure. Tout ce qui sort de la norme que fixe la hala’ha, tout ce qui paraît suspect, doit être rapporté.
Lph: Avec la multiplication des affaires dans le monde religieux, on a l’impression que les agressions sexuelles y sont en augmentation. Est-ce réel?
Rabbanite Y.S.: Le monde religieux est moins touché par ce fléau. Mais chaque cas est encore plus grave selon moi, pour ce qu’il représente par rapport à la Torah justement. Si on en parle beaucoup aujourd’hui, ce n’est pas parce que les atteintes se multiplient mais tout simplement parce que de plus en plus de femmes trouvent le courage de porter plainte et d’expliquer en quoi elles sont blessées à vie par ces agressions.
Lph: Pour vous qui êtes au quotidien confrontée aux victimes d’agressions sexuelles et qui partagez leur détresse, comment gardez-vous espoir dans notre société et dans le milieu religieux en particulier?
Rabbanite Y.S.: Oui, j’éprouve une grande douleur face aux cauchemars que vivent les victimes. C’est terrible. Mais parallèlement, je sais que le monde religieux est porteur de valeurs fortes et belles. Il est de notre devoir de ne pas rester indifférent et sourd face à ces agressions même si elles ne nous rendent pas fiers. Nous témoignons ainsi de l’éternité de ces valeurs que la Torah enseigne et que nous mettons en application, dans notre immense majorité, et heureusement.
La mission que nous accomplissons, la libération de la parole autour de ces phénomènes sont pour moi des prémices de la Délivrance.
Propos recueillis par Guitel Ben-Ishay